#2 | Février 2025 - La pédagogie dialogique au service des transformations socio-écologiques
Bonjour à toustes, et bienvenue dans cette newsletter !
Ce numéro est la seconde partie de la newsletter de février.
Si vous souhaitez en savoir plus sur qui je suis, mon parcours, et mes projets actuels, je vous invite à prendre connaissance de la première partie.
Au sommaire de cette seconde partie :
Le dossier du mois : La pédagogie dialogique au service des transformations socio-écologiques. Une lecture réactualisée de La Pédagogie des opprimés de Paulo Freire.
Les suggestions du mois : lectures, ressources, inspirations.
Les prochaines actualités.
Le dossier du mois : La pédagogie dialogique au service des transformations socio-écologiques. Une lecture de La Pédagogie des opprimés, de Paulo Freire
Chaque mois, je vous livrerai mes réflexions sur une thématique. Ce mois-ci, cette section est consacrée à une lecture subjective de La Pédagogie des opprimés de Paulo Freire.
Pourquoi relire La Pédagogie des opprimés aujourd’hui ?
Lorsque l’on souhaite former dans une perspective de transition écologique, un des écueils consiste à penser que les problèmes écologiques viennent principalement d'une méconnaissance de ces enjeux. La formation, conçue comme une transmission de connaissances théoriques, est alors perçue comme le remède principal. Combler le déficit de connaissances sur le climat, la biodiversité, etc, serait ce sur quoi devrait se concentrer l'effort d'éducation.
Cette perspective est sans doute partiellement vraie, dans le sens où il est difficile d'agir sur quelque chose que l'on ne comprend pas. Savoir, c'est pouvoir. Toutefois, cette approche est totalement insuffisante, dans la mesure où elle ne se pose pas la question de l'appropriation de ces connaissances, et surtout, met de côté l'enjeu de l'implication des apprenant.e.s dans la transformation du réel. Ce premier écueil repose sur la dissociation entre la théorie et l'action.
On peut en effet schématiquement opposer deux conceptions de l'éducation, une qui se contenterait de transmettre des connaissances, et une autre, axée sur le développement du pouvoir d'agir. Le développement de la pédagogie par projets dans le champ éducatif est justement une tentative de répondre à cet enjeu du développement du pouvoir d'agir. Or, lorsqu'elle est appliquée aux questions écologiques, cette approche de la pédagogie par projets peut elle aussi se montrer insuffisante.
Un second écueil assez courant consiste en effet à dissocier les enjeux écologiques et les enjeux sociaux, comme si on pouvait traiter la question écologique uniquement à travers un aspect "environnemental". Les projets/mises en actions concrètes risquent alors de se concentrer principalement sur des enjeux techniques, ou bien se concentrer sur les comportements individuels à travers la promotion des éco-gestes. Or cela met de côté l'enjeu de notre inscription au sein de systèmes socio-techniques qui engendrent les problèmes écologiques, et génèrent des inégalités environnementales d'un point de vue systémique. La question de la justice sociale n'est alors jamais traitée comme un enjeu pédagogique, ou bien en bout de chaine, à travers la question de l"acceptabilité sociale" de mesures qui semblent devoir s'imposer de manière inéluctable. Et la question de la transformation des systèmes socio-techniques est mise de côté.
C'est afin de me questionner sur ma propre pratique de formateur et facilitateur en redirection écologique, que je me suis intéressé à La Pédagogie des opprimés de Paulo Freire.
Freire (1921-1997) est un pédagogue brésilien, mondialement connu pour avoir inventé une nouvelle méthode d’alphabétisation des adultes. Ses idées ont également influencé de nombreux courants dans le champ de la pédagogie et de l’éducation populaire, y compris en France.
Bien que Freire ait rédigé cet ouvrage dans un contexte socio-historique particulier, dans les années 60, je pense qu'il a beaucoup à nous apprendre sur les conditions à réunir pour qu'une pédagogie puisse avoir une visée transformative, y compris pour les enjeux de transition socio-écologique, bien qu’il ne les traitât pas directement lui-même.
La finalité de la pédagogie selon Freire : la libération des opprimés
Il faut tout d'abord comprendre que la pédagogie telle que la définit Freire doit avoir pour principale fonction de libérer les opprimés de leur situation d’oppression. Il s'inscrit ici dans une perspective humaniste, qui vise à restaurer l'humanité en chacun.e. Le paradoxe auquel il doit faire face cependant, est que les opprimés ont le plus souvent intégré la perspective de l’oppresseur, et voient le monde à travers ses propres normes. Or l’idée de sortir des normes dominantes peut impliquer la peur d’être rejeté par les autres, ou bien d'être réprimé. Il en résulte une "peur de la liberté".
Face à un tel constat, l'enjeu d'une pédagogie des opprimés est de retrouver confiance en ses propres capacités de penser et agir par soi-même, démythifier le pouvoir des oppresseurs en montrant les vulnérabilités du système dominant, et que les opprimés désirent profondément changer leur situation et lutter pour la transformer.
Pédagogie dialogique vs. pédagogie “bancaire”
Quelle forme doit prendre une pédagogie visant la libération des opprimés ?
La proposition de Freire consiste à articuler l'action et la réflexion sous la forme de dialogues critiques, dans un aller-retour incessant entre ces deux niveaux, que ce soit un retour réflexif sur une action menée, ou un dialogue critique en vue de mener d'autres actions ensuite :
"Ainsi, il s'agit de ne tomber ni dans l'action pour l'action, ni dans un jeu de mots creux pour amateur - un casse-tête intellectuel - qui, n'étant pas une véritable réflexion, ne conduit pas à l'action. Il faut à l'inverse envisager l'action et la réflexion ensemble, comme une unité qui ne doit pas être scindée."
Cette conception de la pédagogie, que Freire qualifie de "dialogique", s'oppose à ce qu'il nomme la "pédagogie bancaire".
La “pédagogie bancaire” se caractérise par un enseignement prenant la forme d'un monologue, conçu comme une narration, une distinction entre sujet (enseignant) / objet (élèves), et celui qui sait/ceux qui ne savent pas, et une vision parcellaire du réel, en silos, plutôt qu’une vision d'ensemble.
La pédagogie de Freire est au contraire conçue comme un processus de recherche collectif à visée transformative :
“ il n'est de savoir que dans l'invention, la réinvention, la recherche sans relâche, impatiente, permanente, que les êtres font dans le monde, avec le monde et avec les autres.”
Il n'y aurait donc pas d'un côté les savoirs stabilisés par des chercheurs, et leur transmission par des éducateurs à des élèves passifs de l'autre, mais l'éducation comme un processus de co-recherche entre élèves-chercheurs, et éducateurs-chercheurs.
La visée de l'éducation selon Paulo Freire est de faire des humains des sujets, des "êtres-pour-soi", c'est à dire qui comprennent le monde et développent un pouvoir d'agir pour le transformer de manière à leur permettre de s'humaniser. Or, le système éducatif mis en place par les dominants n'a pas intérêt à développer un tel pouvoir d'agir.
Une telle visée a des conséquences sur la posture que doivent adopter les éducateurices/facilitateurices. Cela implique notamment de se situer au même niveau que les apprenant.e.s, en partant de la reconnaissance de leur humanité commune :
"chercher à être, avec les autres. C'est vivre ensemble, sympathiser. Ne jamais se placer au-dessus, ni même se juxtaposer aux élèves, ne jamais cesser d'éprouver de la sympathie envers eux."
L'éducation est alors vu comme un processus non-hiérarchique, résumé par cette citation devenue le symbole de la pédagogie freirienne :
"Dès lors plus personne n'éduque personne, comme plus personne ne s’éduque soi-même, les femmes et les hommes s'éduquent ensemble, médiatisés par le monde."
Celle-ci est vue comme la quête de l’accomplissement d'un droit à la parole pour toustes, la parole étant conçue ni comme simple acte de penser et de s'exprimer, mais également comme action de transformation du monde :
"Ce n'est pas dans le silence que les êtres humains s’accomplissent, mais par la parole, le travail, l'action-réflexion. Et si énoncer la véritable parole, qui est travail, praxis, revient à transformer le monde, cela ne doit pas être le privilège d'une poignée d'êtres humains, mais le droit de tous."
L’éducation comme processus de recherche-action participative
Nous avons jusqu'ici évoqué la finalité de la pédagogie de Freire, sa forme, et la posture du/de la pédagogue. Mais sur le fond, quel doit être le contenu d'une telle éducation ?
Là aussi, le programme pédagogique doit être le résultat d'un processus de co-construction :
"Le dialogue commence par la recherche du contenu du programme éducatif".
Il s'agit de partir des situations vécues dans lesquelles sont plongé.e.s les apprenant.e.s afin de les problématiser, et d'en faire émerger des problématiques sur lesquelles travailler. Ce processus va prendre la forme d'une recherche-action participative, au sein de laquelle l'activité de problématisation est centrale :
"Pour l'éducateur-élève, dialogique, problématisant, le contenu du programme éducatif n'est pas un don ou une imposition - un ensemble d'informations qu'il faudrait déposer chez les élèves - mais un retour organisé, systématisé et enrichi des éléments que le peuple lui a remis de façon déstructurée".
Une telle problématisation vise à faire en sorte de dé-naturaliser certaines situations, en prenant conscience de leur caractère socialement construit, et donc potentiellement modifiable, afin de susciter un désir d'émancipation vis-à-vis de celles-ci :
"nous devons proposer au peuple d'envisager, à travers certaines contradictions fondamentales, sa situation comme un problème qui le défie et donc, qui exige de lui une réponse, non seulement au niveau intellectuel, mais aussi sur le plan de l'action."
Il ne s'agit ni d'imposer sa propre vision du monde en mettant à l'agenda uniquement ses propres questionnements, ni de prétendre à une "neutralité" impossible à tenir, le/la pédagogue ayant nécessairement un point de vue situé, mais d'échanger sur nos visions du monde respectives. Ces échanges vont permettre d'identifier “l'univers thématique" d'un groupe, et d'en faire émerger ses "thèmes significatifs", qui contiennent autant de situations problématiques à dépasser que de promesses à réaliser.
Une fois que ces thématiques et ces situations ont été identifiées, l'enjeu pour le/la pédagogue est de faire émerger une conscience collective des relations que peuvent entretenir une situation concrète particulière, et le système qui la perpétue et permet de lui donner un sens :
"elle sera (la recherche thématique) d'autant plus pédagogique que critique et d'autant plus critique qu'elle se fixera sur la compréhension de la totalité, en cessant de s'égarer dans les schémas obtus des visions partielles de la réalité, des visions "fragmentaires" de celle-ci."
Paulo Freire décrit notamment un programme d'éducation qu'il a expérimenté sous la forme d'un processus de recherche-action participative avec une équipe de recherche interdisciplinaire auprès d'une population adulte d'une zone rurale peu alphabétisée. En voici les étapes principales :
La première étape est la rencontre et l'interconnaissance avec la population locale. Puis débute une phase d’enquête ethnographique, fondée sur l'observation participante, en s'impliquant dans la vie locale, et en menant des échanges informels avec les habitants. Cette phase d'immersion doit permettre de comprendre à la fois le mode de vie des habitant.e.s, comment eux-mêmes se perçoivent et perçoivent le monde, ainsi que d'identifier les principales problématiques qu'iels rencontrent, qui constituent autant de "situations-limites", au sens d'obstacles à leur émancipation. Ces observations sont discutées, analysées, et synthétisées au fur et à mesure de l’enquête au sein d'un séminaire de recherche, qui est également ouvert aux habitant.e.s volontaires.
Une fois que ce collectif de recherche a identifié des problématiques principales, débute une seconde phase que Freire nomme le "codage”. Cela consiste à sélectionner ou produire des supports (images, textes, extraits audio, video, etc) conçus comme des "objets intermédiaires" ayant pour objectif de susciter le dialogue avec la population. L'idée est de partir de situations que vivent les personnes et au sein desquelles elles peuvent se projeter tout en permettant de les resituer dans un contexte plus large afin de les rendre intelligibles et d'identifier en quoi elles ne sont pas naturelles, mais le produit d'un certain ordre social.
La phase suivante consiste ainsi à constituer des groupes de dialogues, nommés "cercles de recherches", afin de dialoguer à partir des situations mises en scènes. Ces dialogues doivent permettre de problématiser collectivement ces situations, en partant du plus concret vers le plus abstrait, notamment en identifiant le système plus large permettant de rendre cette situation intelligible. Ces échanges doivent pouvoir permettre de faire émerger collectivement les thèmes les plus significatifs pour le collectif.
On passe ensuite à l’analyse du produit des échanges, qui auront été préalablement enregistrés. Les chercheur·euses doivent identifier les principaux thèmes qui en émergent et les traduire en problématiques de recherche au sein de leurs disciplines respectives. Cette traduction doit permettre à chaque chercheur.euse de faire une proposition de programme éducatif sur les thématiques concernées. Iels produisent ainsi une note de synthèse, accompagnée d'une bibliographie, sur les thématiques qui les concernent. Afin de constituer un programme éducatif, ces thèmes sont ensuite ordonnés dans une suite cohérente, et peuvent à cette occasion être complétés par des thèmes qui n'ont pas été abordés au sein des cercles, mais qui permettent de faire un lien entre eux et d’avoir une perspective systémique.
Viens ensuite une nouvelle étape de “codage”, via la production et/ou sélection de supports pédagogiques pertinents. Un des types de support peut être un entretien audio ou vidéo avec des expert.e.s des thématiques abordées, mais cela peut prendre des formes très différentes tel que des pièces de théâtres, des articles de revues ou de presse, des extraits d’ouvrages, et nous pourrions y ajouter également tout type de contenu numérique.
Une fois que tous ces travaux préparatoires ont été menés, il est possible de constituer une équipe éducative, chargée d’animer le programme pédagogique préalablement co-construit. Cela prendra la forme de dialogues visant à problématiser collectivement les éléments présents au sein des supports pédagogiques afin d’en produire une lecture critique, et d’accompagner le passage à l’action pour faire face concrètement aux problèmes qui auront émergés.
Nous voyons ainsi que l’éducation pour Freire peut être vue comme un processus collectif de co-recherche, visant à analyser de manière critique les situations vécues, à les problématiser en les resituant au sein du système auquel elles s’insèrent, et d’engager des actions afin de dépasser collectivement les obstacles à la libération des opprimés.
Quelle pédagogie pour accompagner les transformations socio-écologiques ?
Je n’ai fait ici que mettre en avant les éléments de la pédagogie de Freire qui m’ont paru les plus saillants lors de ma lecture, mais j’ai été obligé d’omettre de nombreux passages importants, et ne peux que recommander la lecture entière de l’ouvrage.
Il me semble que plusieurs leçons peuvent en être tirées, à condition de les adapter à notre contexte culturel et historique, et aux différentes situations auprès desquelles nous sommes amené.e.s à intervenir.
Avant même de lire l’ouvrage, je partageais déjà au préalable l’idée que l’éducation doit avoir une fonction transformative et émancipatrice d’une part, et d’autre part qu’elle devait en ce sens prendre une forme dialogique et problématisante, que je commençais déjà à expérimenter de mon côté. Mais cette lecture m’aura permis d’approfondir certains points, et d’en faire émerger d’autres.
Je retiens notamment :
l’importance de prendre le temps de connaître les apprenant.e.s, leurs visions du monde, leurs espoirs et leurs craintes, les obstacles qu’ils et elles rencontrent, et de sympathiser avec elles et eux, au sens d’être en empathie.
faire systématiquement le lien entre la théorie et l’action et inversement.
ne pas chercher à imposer sa propre vision du monde, sans pour autant chercher à la cacher en prétendant à une neutralité en réalité impossible, mais plutôt être dans un dialogue critique.
co-construire le programme pédagogique avec les apprenant.e.s.
être conscient que les apprenant.e.s ont potentiellement partiellement intégré les valeurs du système qui pourtant les dominent, et que cela nécessite une reconnaissance de l’existence d’un clivage interne en chacune et chacun. Ceci implique à la fois d’être en empathie et de partir de la situation des personnes, tout en développant un lien de confiance suffisant pour pouvoir questionner de manière critique certains mythes ou normes sociales qui ont pu être intériorisées.
Une telle approche peut sembler complexe à mettre en place dans des environnements éducatifs où tout est très normé, les programmes pré-définis à l’avance, que ce soit au sein de l’éducation nationale, l’enseignement supérieur, ou la formation professionnelle. Mais y compris dans ces espaces, de telles approches méritent d’y être expérimentées. Par ailleurs d’autres espaces peuvent sembler plus propices à de telles expérimentations, que ce soit au sein des structures d’éducation populaire, des groupes d’analyses de pratiques professionnelles, des “ateliers philo”, ou encore des projets de recherche-action participative de plus grande ampleur.
La pédagogie des opprimés doit cependant être adaptée et mise à jour afin de pouvoir nourrir spécifiquement des formes d’accompagnements aux transformations socio-écologiques. En effet, le couple opprimés/oppresseurs au cœur de l’ouvrage repose sur un schéma socio-centré et anthropo-centré. L’enjeu principal était de se révolter pour sortir de ce schéma de domination, avec une approche inspirée de la dialectique de Hegel et de Marx, pour qui la lutte des classes était le moteur de l’histoire. La transformation sociale était alors pensée sur le modèle de la révolution. Or, si cette question de la domination sociale est encore partiellement pertinente aujourd’hui, elle est insuffisante pour rendre compte de la situation socio-écologique.
En effet, les problématiques écologiques impliquent de prendre en compte la matérialité du monde, qui ne peut se réduire aux normes sociales, et qui inclut le métabolisme socio-technique de nos sociétés. Tout l’enjeu de la Redirection Ecologique décrit au coeur de l’ouvrage Héritage et Fermeture notamment, est précisément de partir du constat des dépendances multiples qui nous lient à notre héritage technique, qui porte avec lui une certaine inertie. De ce point de vu, l’émancipation ne peut pas simplement consister à sortir de rapports sociaux de domination, mais implique également d’enquêter sur nos milieux technicisés, afin de redévelopper une capacité à agir sur eux. L’effort de problématisation ne doit ainsi pas porter uniquement sur le système social, mais sur l’articulation de systèmes éco-socio-techniques.
Cela étant dit, la pédagogie des opprimés est particulièrement féconde pour aborder les problématiques de justice environnementale. Cela permet en effet de prendre en compte les inégalités environnementales, que ce soit sur le plan de la responsabilité ou de la vulnérabilité aux problématiques écologiques. Toutefois, une difficulté particulière apparait lorsque l’on souhaite développer une telle pédagogie au sein d’un pays dit du “Nord” comme la France. En effet, dans un tel pays, mêmes les classes les plus défavorisées participent pour la plupart à un mode de vie occidental que certains qualifient d'“impérial”, au sens où il repose sur une forte empreinte environnementale, repose sur un échange écologique inégal via des flux asymétriques de matériaux, d’énergie, et de travail en faveur des pays du Nord et au détriment des pays du Sud. De ce point de vu, même une personne au SMIC, peut se retrouver dans une situation d’être oppressive malgré elle, non pas en exerçant une forme de domination directe, mais en bénéficiant d’un héritage colonial ayant rendu possible l’accumulation d’un patrimoine national et des relations internationales favorables à l’enrichissement des pays du Nord. En ce sens, nous pouvons rencontrer la difficulté d’être à la fois opprimé et oppresseur.
Une pédagogie accompagnant les transformations socio-écologiques devraient ainsi partir de nos modes de vie afin de problématiser la structuration des milieux eco-socio-techniques qui les conditionnent et les perpétuent, en analysant à la fois en quoi ceux-si font de nous des oppresseurs et/ou des opprimés, que ce soit de manière directe ou indirecte.
De nombreuses activités pédagogiques se concentrent sur les constats écologiques (changement climatique, extinction de la biodiversité, épuisement des ressources, pollutions, etc), mais se contentent de décrire les conséquences d’un mode de vie destructeur, sans le mettre véritablement en cause.
Certaines approches de pédagogie par la nature permettent une plus grande compréhension de son milieu de vie écologique, et visent à redévelopper un attachement vis-à-vis du vivant, mais en insistant sur une approche naturaliste, mettent trop souvent de côté l’analyse du développement de la technosphère qui précisément menace la biosphère.
D’autres pratiques pédagogiques questionnent nos modes de vie de manière plus directe, mais trop souvent sous l’angle des éco-gestes, nous invitant alors à trier, recycler, faire soi-même, consommer responsable, ne s’interrogeant pas plus globalement sur notre organisation sociale.
Il me semble que nous aurions pourtant besoin de développer une éducation à une citoyenneté transformative, qui vise à comprendre en quoi nos modes de vie sont conditionnés techniquement et socialement pour être insoutenables, identifier les freins systémiques à une soutenabilité qui soit juste pour toustes, et chercher collectivement à actionner les leviers pour dépasser ces freins. Un tel processus serait la base d’un programme pour une éducation populaire socio-écologique. Une telle approche doit prendre garde de ne pas avoir une attitude culpabilisante, et doit partir de la situation des personnes, de leurs contextes divers, de leurs propres forces et faiblesses, dans une approche à la fois lucide sur la complexité de la situation, et porteuse d'une espérance en mouvement, dans une logique de "méliorisme", par-delà l’optimisme et le pessimisme qui conduisent respectivement au statu quo ou au fatalisme.
C'est ce type de pédagogie que j’essayais d’intégrer de manière tout à fait imparfaite au sein de mes interventions, et que j’envisage de mettre en œuvre de manière plus approfondie au sein de mes divers projets.
Pour aller plus loin
Bibliographie
Afin d’aller plus loin, j’ai quelques ressources à vous partager qui m’ont aidé à nourrir mes questionnements sur ces enjeux :
Je vous recommande tout d’abord les travaux de Irène Pereira, philosophe de l’éducation, qui a préfacé l’ouvrage de Freire :
Un ouvrage d’introduction à son œuvre : Paulo Freire, pédagogue des opprimé-e-s: Une introduction aux pédagogies critiques
Un ouvrage d’introduction à l’écopédagogie, un courant pédagogique inspiré de Freire, articulant transition écologique et justice sociale : Ecopédagogie. Eduquer à la justice sociale et écologique. Une introduction.
Le blog de Pierre-Henry Dodart, qui propose d’excellentes synthèses d’articles de recherches sur l’éducation aux transformations écologiques, et qui est une véritable mine d’or !
Le site web de Adeline de Lépinay, qui porte sur l’éducation populaire en général, avec une approche fortement inspirée de Freire, et qui propose de nombreuses ressources. Une très bonne porte d’entrée dans ce champ !
Le blog de André Decamp, qui propose des interviews passionnantes d’acteurices du champ de l’éducation populaire.
Quelques initiatives concrètes :
ATD Quart-Monde est un mouvement international qui lutte contre l’extrême pauvreté auprès des premier.e.s concerné.e.s. Dans ce cadre ils et elles ont développé des méthodologies et dispositifs de recherche-action participative tels que les “Universités populaires Quart-monde”, ainsi que les “Croisements des savoirs et des pratiques”. Je les ai croisés à plusieurs reprises lors de colloques universitaires sur les enjeux écologiques, et j’ai été impressionné par leurs approches, à propos desquelles il semblerait que Paulo Freire soit une référence directe.
Le programme de R&D sociale 100% Transition, qui vise à accompagner les jeunes issus de milieux ruraux ou de QPV dans leur projet de vie, en y intégrant les enjeux de transition.
Le programme “Transition juste” impulsé par Makesense, issu d’une enquête préalable, qui vise à sensibiliser les jeunes des milieux populaires aux enjeux écologiques en partant de leurs propres préoccupations, et les aider à se projeter sur le plan de leur avenir professionnel.
Les suggestions du mois
Chaque mois, je vous proposerai également des ressources sur les enjeux de transformations socio-écologiques, n’ayant pas nécessairement de lien directs avec la thématique du dossier mensuel.
Quelques livres :
Ce mois-ci je tenais à vous évoquer la parution récente de trois ouvrages de philosophie qui ont tous l’air passionnant :
La Philosophie du paradoxe. Prolégomènes à la Relativité philosophique, de Jean-Hughes Barthélémy. C’est un ouvrage exigeant, qui s’adresse à des personnes ayant déjà une certaine culture philosophique. Il ne traite pas directement d’enjeux socio-écologiques, mais vise à repenser la philosophie à partir d’une méthode nouvelle fondée sur l’analyse de la pluridimensionalité du sens. Il pose les bases d’un nouveau système philosophique, qui a terme vise à refonder le Droit à partir de la question des besoins, un objectif qui me semble salutaire et rejoint certains de mes questionnements. J’ai eu la chance de rencontrer l’auteur durant mon parcours, qui a pu jouer un rôle structurant dans ma pensée. Je vous en reparlerai prochainement, quand j’aurai pu avancer dans la lecture.
La Démocratie des techniques, de Adeline Barbin. C’est un ouvrage issu de ses travaux de thèse, que j’avais découvert lors de la rédaction de mon mémoire sur les enjeux démocratiques de la Low-tech. C’est un excellent ouvrage pour découvrir et problématiser les enjeux démocratiques des choix techniques en société. Et j’ai même eu la chance d’avoir une dédicace, merci à elle !
Philosophie du déchet, de Claire Larroque. C’est un ouvrage lui aussi récemment paru et issu d’un travail de thèse. Je n’ai pas encore eu le temps de me le procurer, mais cela semble être un des rares ouvrage à traiter de la question des déchets à travers un angle philosophique. Je vous laisse découvrir le sommaire, qui me semble passionnant !
Rapports :
Après plusieurs années d’expérimentations diverses, le Low-tech Lab a récemment publié les rapports issus de ses deux derniers projets :
Les Enquêtes du Low-tech Lab, qui visait à enquêter sur la manière dont la démarche Low-tech peut être appliquée à l’échelle des organisations.
Vers un territoire Low-tech, qui a consisté à faire émerger des coopérations entre une diversité d’acteurs divers à l’échelle d’un territoire, dans une logique Low-tech commune. Un webinaire de présentation se tiendra le 20 février à 19h. Je vous recommande également le très beau film qui en est sorti !
Ce sont à mon sens des étapes importantes pour la réflexion du mouvement Low-tech, qui permettent notamment de sortir d’une logique objet-centrée, en allant vers des approches plus systémiques. J’ai pour ma part eu le plaisir et l’honneur de contribuer au comité d’orientation du projet de Territoire Low-tech, qui rejoignait certains de nos travaux menés au sein de Glocal Low-tech en Seine-Saint-Denis, et c’est l’une des raisons de mon implantation sur le territoire de Concarneau et de mon implication au sein de l’association. Hâte de pouvoir vous partager la suite de ces aventures !
Podcast :
Le podcast Enquêtes de sobriété, initié par Alexis Nicolas, alumni du MSc en Redirection Ecologique, également auteur d’un rapport passionnant, publié en collaboration avec l’association Virage Energie, intitulé Dessiner des horizons de "sobriété désirable". Entre limitations et émancipations. Je me retrouve dans beaucoup de ses analyses. Merci à lui de nous avoir fait l’honneur de participer à mon atelier philo sur le sujet et pour ses apports féconds !
Les prochaines actualités
Cette section est dédiée aux événements que je vous recommande et auxquels je serai potentiellement présent, ainsi qu’aux annonces de mes prochaines interventions pour les mois qui viennent :
On se retrouve le 27 février à Centrale Nantes, pour la troisième édition du Forum Low-tech, à laquelle je pense assister. Une belle occasion de faire le point sur l’actualité de la réflexion au sein de cet écosystème !
J’envisage d’organiser un atelier en ligne à destination des formateurices, éducateurices, facilitateurices qui souhaiteraient s’interroger sur leurs pratiques, afin d’échanger à propos des enjeux de pédagogie transformative évoqués dans le dossier ci-dessus. Je vous envoie plus d’informations très bientôt, ça vous dirait ?
Je suis en train d’organiser mes premiers stages philo, sur la question du design de modes de vie écologiques, je vous en dis également plus très bientôt !
Merci beaucoup de m’avoir lu jusqu’au bout ! N’hésitez pas à m’écrire en réponse à ce mail ou à commenter ce post afin de me faire des retours, sur le fond comme sur la forme. Ce serait un réel plaisir de vous lire, et de pouvoir ainsi m’améliorer pour les prochaines !
Je tiens également à remercier particulièrement Coline Bernaud, Jérôme Cuny, Cyril Debard, Alexandre Gaultier, et Claire Roussely, pour leurs relectures attentives et leurs conseils avisés.
Cette newsletter est gratuite, et a vocation à le rester. En revanche, si vous le souhaitez, voici deux moyens de me soutenir :
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recommander mes services de formation et facilitation en redirection écologique et philosophie appliquée au sein de vos structures et autour de vous, à retrouver ici dans la sections “infos” :
Merci à vous pour votre attention, et à bientôt !
William